Né en 1950, Grigory Sokolov gagne en 1966 le Prix du Concours International Tchaïkovski de Moscou présidé par Emil Gilels qui devient un fervent admirateur du jeune musicien. Sa carrière commence derrière le rideau de fer puis, après la chute du monde soviétique, ses apparitions dans le monde entier lui assurent une notoriété internationale.
Pour Grigory Sokolov – et ce n’est pas sans rappeler l’opinion du chef d’orchestre Sergiu Celibidache – la musique est avant tout un art vivant, il n’a donc que peu d’estime pour les enregistrements. Le concert seul l’intéresse. Et chaque concert, bien qu’il en donne environ soixante-dix par an, est pour lui un événement, un moment unique de communion avec la musique et le public. Il va donc à chaque fois veiller scrupuleusement à ce que tous les aspects techniques convergent pour une restitution la plus parfaite de la puissance expressive des œuvres au programme.
C’est ainsi qu’il demande deux longues répétitions avant chaque concert : « il faut des heures pour comprendre un instrument parce que chaque piano a sa propre personnalité, et on joue ensemble » explique-t-il. Il est donc impératif pour lui d’avoir des pianos d’une qualité optimale et d’échanger avec les techniciens pour obtenir le réglage parfait. Si un accordeur lui demande s’il préfère un son doux ou brillant, il répond : « c’est comme si on me demandait « sans bras ou sans jambes », j’ai besoin des deux bien-sûr ! ». Et le dialogue est sans concession, Sokolov étant expert dans la mécanique du piano. On dit même que Steinway le consulte lorsque la firme envisage des améliorations à apporter dans la construction de ses nouveaux modèles. Dans la salle de concert, il veille également aux éclairages et à la température : tout doit être au mieux pour servir la musique.
Le concert commence. Sokolov entre rapidement en scène, salue sans un sourire et sans même donner l’impression de regarder le public, il s’installe au piano et se met aussitôt à l’ouvrage. Là, il fait preuve d’une maîtrise fascinante, maîtrise technique, maîtrise du son, maîtrise du souffle de chaque œuvre d’où se dégagent une intensité, une profondeur qui emportent les auditeurs vers l’essence même de la musique. Sokolov déploie son art avec ardeur : toutes les possibilités de nuances les plus subtiles, un usage très réfléchi et minutieux des deux pédales, un jeu de mains inimitable pour un toucher clair, précis, jamais dur même dans les passages très forts, un sens aigu du contrepoint faisant ressortir à merveille toutes les voix, un raffinement hyper calculé dans le cantabile mais donnant l’illusion de la spontanéité, et jamais le moindre clin d’œil à une virtuosité gratuite. Sokolov nous emmène dans un voyage intérieur où nous explorons le cœur des œuvres pour en éprouver l’émotion esthétique la plus intense.
Cet engagement de tous les instants au service de la musique, il le résume simplement : s’il est à son piano cinq heures par jour, il travaille ses interprétations vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il ignore tout ce qui touche à la communication, à l’autopromotion, non par mépris, mais parce que seuls la musique et ce qui peut enrichir sa compréhension musicale comptent pour lui. Au demeurant, et de l’avis de ceux qui l’approchent hors des salles de concert, Grigory Sokolov est un homme charmant, plein d’humour et très cultivé. Mais quand un journaliste sollicite une interview, il refuse : « Ma musique répond pour moi ».
Ecouter Grigory Sokolov, même si l’on peut être par moment en désaccord avec certains de ses choix interprétatifs, est une grande leçon de musique, un moment de grâce où, hors du temps, la musique dans toute sa quintessence illumine notre monde intérieur et nous entraîne au plus profond de l’expérience artistique.
Frédéric Boucher, pour Concerts-Expos, 18 novembre 2022
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