Dans le sillage de ses deux albums Schubert-Brahms et Wagner-Liszt chez Calliope, Christophe Vautier, dernier élève de Cziffra, nous revient dans un programme Debussy, avec une grande intelligence artistique et un toucher infiniment subtil. Le livret, écrit par Christophe Vautier lui-même, nous renseignant parfaitement sur son approche de l’univers debussyste, c’est plutôt sur Cziffra que je souhaitais l’interroger et c’est avec grand plaisir qu’il a accepté de me rencontrer pour évoquer ses rencontres avec l’immense pianiste.
Quand avez-vous rencontré Georges Cziffra pour la première fois ?
Après mon prix de conservatoire, j’avais le désir d’étudier avec un grand pianiste de l’ancienne génération et, parmi ceux que j’admirais, il ne restait de vivant en France que Cziffra. Comme c’était l’usage à ce moment, je lui ai envoyé une cassette. Assez rapidement, Madame Cziffra m’a téléphoné et, avec son accent si caractéristique, m’a fait savoir que le maître désirait me rencontrer.
Vous êtes donc allé chez lui prendre un cours.
Non, c’était à Senlis, dans cette merveilleuse chapelle que Cziffra avait acquise en 1973 alors qu’elle était transformée en garage. A peu près en même temps, Cziffra avait créé sa fondation pour le soutien des jeunes musiciens. J’étais donc convoqué dans cette chapelle à l’occasion d’une journée où, si mes souvenirs sont bons, Cziffra écoutait des jeunes pour leur donner son avis. J’ai joué une Polonaise de Chopin. Une fois ma prestation achevée, Cziffra, qui était assis au premier rang et dont l’expression fatiguée donnait le sentiment qu’il était en fin de vie, est monté prestement sur l’estrade et m’a fait travailler pendant une heure, avec un dynamisme incroyable, se mettant à danser la polonaise sur la scène. C’était inattendu, c’était vivant, c’était merveilleux, j’étais aux anges.
Il vous a tout de suite apprécié et vous a accepté alors comme élève.
Pas du tout ! Au bout de cette heure de travail, il est allé se rasseoir d’assez mauvaise humeur en marmonnant « c’est beaucoup trop académique pour moi ». Je suis descendu de l’estrade et me suis approché de lui pour lui serrer la main mais, à ma grande surprise, il a refusé ma poignée de main.
Vous deviez être assez déconcerté. Pourquoi a-t-il eu cette réaction ?
J’étais plus que déconcerté, j’étais anéanti ! La parole de Cziffra était pour moi parole d’évangile et si un tel maître ne me jugeait pas intéressant, je n’avais plus d’autres choix que d’arrêter purement et simplement la musique. J’étais dans un tel état que je suis parti aussitôt dans un café voisin sans prévenir l’ami qui m’avait amené en voiture. Lorsqu’il m’a enfin retrouvé, il m’a appris que Madame Cziffra lui avait fait part de son immense bonheur d’avoir vu son mari retrouver grâce à moi une vitalité qu’il avait perdue. Elle me cherchait partout. « Cela fait des années que je ne l’ai pas vu se lever ainsi et se donner à ce point. » Elle était tellement heureuse ! Il faut dire que Cziffra, qui n’était pourtant pas très âgé, était miné d’une part par ses années de jeunesse entre la guerre et les camps de rééducation communistes mais aussi par la mort tragique de son fils en 1981. Il sombrait dans une dépression et sa santé s’en ressentait. Madame Cziffra a laissé entendre qu’il ne fallait pas que je me décourage et que j’allais être recontacté prochainement. En effet, quelques jours plus tard, j’ai reçu un message de Madame Cziffra me demandant de revenir le voir. Cette deuxième rencontre fut très différente. Il ne m’a quasiment pas fait travailler et m’a proposé immédiatement de participer à sa master class l’été suivant.
Quel programme avez-vous étudié avec lui à cette occasion ?
Mephisto-Valse de Liszt et c’était passionnant. Mais pour le concert des stagiaires, il m’a demandé, deux jours avant, de jouer la Polonaise-Fantaisie de Chopin. Je ne l’avais pas encore vue avec lui et j’étais un peu décontenancé. Cependant sa confiance en moi était telle que ça m’a donné des ailes. Il avait dans le regard quelque chose de lumineux et il manifestait toujours beaucoup de considération et d’attention. Cela nous aidait à nous dépasser.
Ensuite, vous êtes devenu lauréat de sa fondation.
Oui, mais cela ne m’intéressait absolument pas. Ce que je voulais, c’était travailler avec lui. Je le lui ai dit mais sa réponse semblait catégorique : « Non, je ne donne plus de cours ». J’ai insisté plusieurs semaines durant et, à ma grande satisfaction, il a enfin accepté de faire une exception pour moi. Inutile de vous dire dans quel état d’euphorie je me suis rendu à mon premier cours avec lui !
Comment se sont passés les cours ?
Les cours avaient lieu chez lui. Il y avait un rituel immuable : j’étais accueilli par Madame Cziffra et le maître à qui je remettais le montant de la leçon, qui était à l’époque à peu près l’équivalent de 50€ d’aujourd’hui – ce qui était dérisoire pour des cours qui duraient parfois trois heures -, Cziffra mettait l’argent dans sa poche, nous montions dans sa pièce de travail et avant de s’asseoir au piano, il remettait la main dans sa poche et me rendait l’argent. C’était touchant mais tellement typique de sa générosité naturelle !
Combien de temps avez-vous étudié avec lui ?
J’y suis allé une dizaine de fois, sur une année et demi environ. Il m’a fait travailler la Sonate en si mineur de Liszt, des œuvres de Chopin… Il ne se prenait pas pour un maître et me disait « bonjour collègue ». Lorsque je lui avouais mon appréhension à jouer devant lui, il me répondait, « non tu ne dois pas, je n’ai peur que de Dieu ». Il avait une conception des cours très éloignée de l’enseignement traditionnel. Un jour, alors que nous avions travaillé toute une après-midi et que je commençais à fatiguer, il m’a dit « tu as bien travaillé, alors maintenant c’est à moi » et, me laissant sur le piano à queue, il m’a offert sur le piano droit qui était à côté un concert d’une heure, rien que pour moi.
Vous a-t-il parlé de la guerre puis de ses années dans les camps de travail de la Hongrie communiste ?
Non, il était très pudique. Mais, malgré tout, il avait été très ému le jour où je lui avais apporté le Prélude op.23 n°5 de Rachmaninoff. Il m’avait expliqué qu’il se le chantait pour se donner du courage pendant la guerre lorsqu’il était pilote d’avion et qu’il devait partir au front. On n’imagine pas toutes les souffrances qui ont jalonné la vie de cet homme !
Comment enseignait-il ?
Il demandait d’oser, de se lancer. Puis ensuite on voyait ce qui était possible et ce qui ne l’était pas. Il était à la fois très attaché au texte, et à la fois très exigeant sur nos capacités à faire preuve de personnalité mais sans trahir l’œuvre, sans trahir le style. Et quand nous faisions quelque chose de beau, il se retournait vers nous et son regard s’illuminait, on le sentait heureux. Finalement, on se battait avec nous-mêmes pour gagner ce regard.
Avait-il des lubies ?
Oui, la pédale ! Il fallait toujours enlever la pédale. Évidemment, c’était facile pour lui car il était capable d’avoir un magnifique legato sans utiliser la pédale. Mais pour nous, pauvres élèves, c’était autrement plus ardu !
Il est mort peu de temps après je crois.
Oui, c’était vraiment la fin. J’étais très conscient que son état déclinait. Mes cours avec lui s’étaient arrêtés quelques mois plus tôt. L’annonce de sa mort m’a beaucoup affecté. Les obsèques ont eu lieu dans la plus stricte intimité. A mon grand étonnement, Madame Cziffra m’a prié d’y assister car, à ses dires, j’avais beaucoup compté pour son mari. Nous étions une vingtaine. C’était à la fin du mois de janvier 1994, il y avait un soleil très clair et réchauffant. Cziffra avait voulu une cérémonie œcuménique : il y avait un rabbin, un prêtre orthodoxe… et tout s’est terminé par la diffusion de son enregistrement du Deuxième Concerto de Rachmaninoff. C’était bouleversant.
Quelle image gardez-vous de Cziffra, un quart de siècle plus tard ?
C’était un homme qui était très éloigné de la notion de carrière. Il n’acceptait plus de donner des concerts car il refusait de se plier aux exigences des organisateurs qui lui demandaient de prévoir des programmes deux ans à l’avance alors qu’il ne pouvait, lui, deviner les œuvres qu’il aurait envie de jouer dans un avenir aussi éloigné. Par ailleurs, il ne voulait plus être enfermé, en raison de ses moyens techniques exceptionnels, dans le répertoire lisztien alors qu’il se sentait si proche de Beethoven et de Schumann. L’image que je garde de lui, c’est celle d’un homme qui aimait profondément la musique et qui la vivait avec une honnêteté, une authenticité, une intensité exceptionnelles.
Propos recueillis par Frédéric Boucher, pour aubonheurdupiano.com, juin 2020
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