Poulenc « arrache des pages de Debussy ou de Stravinsky pour en faire des cocottes en papier » avait écrit André Schaeffner. Poulenc, en cette première moitié du XXème siècle où se côtoient Debussy, Ravel, Stravinski, Schoenberg, Varèse… ne pouvait être regardé qu’avec étonnement. Sa musique est en effet à part, inclassable, hors du temps.
Guidé par son amour du chant et des harmonies savoureuses, Poulenc n’écrit pas une musique révolutionnaire, il n’est pas un bâtisseur de systèmes. Son goût du pastiche et son art d’assimiler la musique légère des cafés-concerts et des bals musettes à une sorte de musique folklorique d’où il tire des formules caractéristiques, un peu à l’instar d’un Bartók s’inspirant de la musique populaire roumaine pour composer son œuvre, ne l’aide pas à être accepté dans un univers culturel dominé par une réaction violente sans précédent aux événements terrifiants qui agitent l’Europe au cours des premières décennies du XXème siècle. Cependant, comme l’écrivit si bien Arthur Rubinstein « Poulenc a été un des musiciens les plus courageux de son époque. Il acceptait toutes les influences sans scrupule : mais [….] ce qui émergeait, c’est une personnalité puissante. »
A l’issue d’un concert qu’il donnait à Monaco en décembre 1956, le jeune Gabriel Tacchino, fraichement sorti du Conservatoire dans la classe de Jacques Février, vit arriver dans sa loge Francis Poulenc. Celui-ci lui proposa de l’emmener dîner à Cannes au Majestic où il avait ses habitudes. De ce soir-là naquit une belle amitié et Poulenc n’eût de cesse d’aider ce remarquable musicien en lui trouvant des engagements et – seul pianiste à avoir eu ce privilège – en lui faisant travailler ses œuvres. Tacchino fit l’éblouissante carrière que l’on sait : remarqué très jeune par Karajan qui le fait jouer à Berlin, il jouera régulièrement avec les plus grands chefs et les plus grands solistes. Dès 1966, Bernard Gavoty louait tout à la fois sa fougue extraordinaire et son toucher, « l’un des plus émouvants qui m’aient enchanté, depuis que Nat et Cortot ne sont plus » et Georges Prêtre déclara à l’occasion d’un concert en 2004 : « Gabriel Tacchino fut digne de lui-même… c’est-à-dire prodigieux. »
Erato a donc eu la bonne idée de faire paraître une anthologie des plus belles pages pour piano de Poulenc parmi les enregistrements réalisés entre 1966 et 1984 par Gabriel Tacchino – qui a gravé tout Poulenc : piano seul, musique de chambre, œuvres concertantes. On y retrouve donc les Trois mouvementes perpétuels, la Pastourelle, des Nocturnes, des Novelettes, le Presto…, en tout trente-quatre pièces dont une nouveauté de 2017, le deuxième mouvement de la sonate pour piano à quatre mains avec Emmanuelle Stephan, disciple et partenaire musicale de Tacchino.
A l’écoute de ce disque si remarquablement interprété et dans le plus pur style de Poulenc, on est frappé par le charme de cette musique. Poulenc est un grand nostalgique et semble exprimer, avec une subtilité et dans un langage toujours raffiné, les regrets d’une enfance heureuse brisée en pleine Grande Guerre par la mort de sa mère lorsqu’il avait 16 ans, suivie de celle de son père deux ans plus tard. « Moine ou voyou » avait dit de lui Claude Rostand. Et si Poulenc n’avait pas en réalité, mû par une immense pudeur, dissimulé une certaine profondeur par une pseudo légèreté ?
Frédéric Boucher, Au bonheur du piano, 16 février 2018
Bravo Frédéric. Excellent!!
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