Lorsque j’ai reçu le CD d’Emmanuelle Moriat, j’ai été aussitôt attiré par son titre : Escale en pays magyar. L’Europe centrale a quelque chose de fascinant, sans doute parce que sa culture mêle résistance, poésie populaire et influences extra-européennes et qu’elle recèle ainsi pour nous beaucoup de mystères. Le CD nous propose des oeuvres de Ernő Dohnanyi et Miklós Rózsa.
Je connaissais un peu Ernő Dohnanyi (1877-1960). Quant à Miklós Rózsa (1907-1995), s’il est connu en tant que compositeur de musiques de films (il obtint quatre Oscars pour La Maison du docteur Edwardes, Ben-Hur…), j’ignorais qu’il avait écrit de la musique de concert et inspirée du folklore hongrois. Et pourquoi, au fait, l’interprète avait-elle choisi pour le titre de son CD l’adjectif « magyar » et non « hongrois » ? L’écoute du disque m’intéressa et je décidai aussitôt de rencontrer Emmanuelle Moriat.
Emmanuelle Moriat a commencé le piano à quatre ans. Si ses grands-parents, qu’elle a très peu connus, jouaient du piano et du violoncelle, ses parents n’étaient pas musiciens. Cependant, sa mère, qui est polonaise, l’initia très jeune au folklore de son pays et de là, sans doute, naquit chez Emmanuelle Moriat de fortes affinités avec la culture des pays de l’Est. Ses études musicales l’amenèrent au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris en classe de direction de chant et au Conservatoire Royal de Bruxelles dans la classe de Jean-Claude Vanden Eynden. Emmanuelle Moriat bénéficia également des conseils d’Anne Queffélec, suivit des masterclasses avec Jean-Claude Pennetier, Christian Ivaldi, Paul Badura-Skoda… et effectua un stage avec François-René Duchâble. De nombreux concerts en France et à l’étranger ont permis de l’entendre en solo, avec orchestre, en musique de chambre et dans des récitals de mélodies et lieder avec des chanteurs ou chanteuses.
Frédéric Boucher : Pourquoi avoir choisi le terme « magyar » ?
Emmanuelle Moriat : J’ai choisi ce terme après avoir beaucoup réfléchi. Toute cette région a été éclatée après le Traité de Trianon en 1920. Dans les Ruralia Hungarica, les sept pièces qui ouvrent ce CD, Dohnányi utilise des chants originaires de Transylvanie qui est aujourd’hui roumaine alors que dans certaines enclaves on parle hongrois. Les communautés qui parlent hongrois sont disséminées dans plusieurs pays et Dohnányi lui-même était né dans une ville de l’actuelle Slovaquie où la population parlait hongrois. En conséquence, indiquer qu’il s’agissait de musiques hongroises aurait pu donner l’impression que l’univers de ces musiques était circonscrit par les frontières de la Hongrie d’aujourd’hui, alors qu’il n’en est rien.
Frédéric Boucher : Comment vous êtes-vous intéressée à ces compositeurs ?
Emmanuelle Moriat : Il s’agit tout simplement du hasard ! De la musique de cette région d’Europe, je connaissais Béla Bartók évidemment et le travail éblouissant qu’il effectua avec son ami Zoltán Kodály lorsque, sillonnant tous deux des régions éloignées, ils notèrent les chants populaires et constituèrent ainsi un catalogue d’une richesse inestimable. Stéphane Abdallah, cinéphile et mélomane averti, me contacta en 2007 pour que je participe à un concert en l’honneur de Mikos Rózsa. J’ai proposé des pièces de musique de chambre et pour piano seul. Quelques temps plus tard, un ami qui montait son label, me donna la possibilité d’enregistrer un CD et me demanda de choisir un programme original. J’ai aussitôt repensé à Rózsa et pour trouver un pendant, j’ai opté pour des pièces de Dohnányi. Je trouvais intéressant en effet de montrer ce qu’on peut faire en partant de pièces inspirés directement de chants populaires, les pièces de Dohnányi pour parvenir à la sonate de Rózsa, très aboutie et dont l’écriture est très développée.
Frédéric Boucher : Le CD commence donc avec les Rurali Hungarica de Dohnányi. Comment les avez-vous abordées ?
Emmanuelle Moriat : Avec le musicologue Christopher-Brent Murray, qui a eu la gentillesse d’écrire le livret, nous avons fait des recherches sur les chants populaires. J’ai eu la chance de rencontrer une pianiste hongroise, Marta Gödény, qui m’a traduit les textes des chants populaires et m’a expliqué comment fonctionnait la langue hongroise, où se trouvaient les accents toniques… Ensuite mon travail a été de rechercher comment Dohnányi avait utilisé ce matériel. Et j’ai retrouvé à peu près tous les chants qui ont été à l’origine des Rurali Hungarica. Soit Dohnányi en fait une citation exacte avec un « habillage » personnel (harmonique, contrapuntique, rythmique), soit il procède à des modifications. Parfois, il invente une mélodie dans le style des chants hongrois. Pour moi, cela a été très émouvant de repartir de ces chants qui ont ponctué la vie quotidienne de toutes ces personnes anonymes qui se les transmettent depuis tant de générations.
Frédéric Boucher : Viennent ensuite deux œuvres de Miklós Rózsa : les Six Bagatelles et la Sonate.
Emmanuelle Moriat : Les Bagatelles sont des pièces brèves que j’ai imaginées comme des saynètes de la vie quotidienne, des petits tableaux, des petites miniatures. Quant à la Sonate, c’est une œuvre dans laquelle Rózsa a mis tout son savoir-faire. Il y démontre une parfaite maîtrise contrapuntique et formelle. On sent çà et là l’influence du jazz. Il y a un côté asymétrique par moment qui rappelle les chants hongrois. Son écriture peut évoquer parfois Ligeti, notamment dans la Coda qui est absolument démentielle. C’est le piano-orchestre, avec toute une panoplie de couleurs, on entend le cymbalum, la cornemuse… Cette œuvre est un monument.
Emmanuelle Moriat est en ce moment à Budapest où elle donne une conférence-concert. Elle jouera le 20 janvier prochain à l’Hôpital Gustave-Roussy dans le cadre « Piano à l’hôpital ». Un nouveau CD est en préparation autour des transcriptions de lieder et de mélodies dont certains lieder de Schumann dans la transcription de Clara Schumann. Avec Jean-François Boukobza, Emmanuelle Moriat met également en place des conférences-concerts sur l’écrivain allemand Richard Dehmel et son influence sur les musiciens.
Frédéric Boucher, pour Au bonheur du piano, 8 décembre 2017
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