Un matin d’octobre 1982, le lycéen que j’étais alors se rendait en classe quand, en chemin, un camarade le rejoignit « Tu as appris la nouvelle ? Glenn Gould est mort ! » Trente-cinq années se sont écoulées depuis mais je me souviens de cet instant comme si c’était hier. La personnalité de Glenn Gould avait marqué toute une génération et la disparition de cet artiste, excentrique peut-être, exceptionnel en tout cas par son génie et ses choix audacieux, causait un vide immense dans notre univers musical d’adolescents ivres de renouvellements.
On a beaucoup écrit sur Glenn Gould, à commencer par Bruno Monsaingeon qui nous a laissé des trésors inestimables sur ce pianiste qu’il a tant filmé et dont il était devenu l’ami. Pour célébrer ce triste anniversaire, c’est avec l’excellent livre de Jean-Yves Clément paru l’an dernier, Glenn Gould ou le Piano de l’esprit, que je voudrais évoquer aujourd’hui ce musicien qui aimait à dire « les compositeurs que je joue sont des gens qui vont au-delà de l’instrument ».
Enfance
Glenn Gould naît le 25 septembre 1932. Il passe sa jeunesse à Toronto. Sa mère lui enseigne le piano puis le fait entrer à huit ans au Conservatoire de Toronto. Trois ans plus tard, il entre dans la classe d’Alberto Guerrero dont l’importance est cruciale dans l’évolution du jeune garçon : « Guerrero, explique Jean-Yves Clément, contribua à la construction de la technique si particulière de Gould (et à sa si basse position au clavier, qui fera couler beaucoup d’encre…), à cette clarté hallucinante […] assortie d’une grande méfiance à l’égard de la pédale et d’une articulation souvent non legato qui a tant fait pour sa notoriété ».
Très tôt, peut-être à cause d’un milieu familial très protecteur, sa peur du contact, son envie de retrait social se déclarent et ne cesseront de s’amplifier au fil des ans. Tout comme cette hypocondrie qu’il tiendrait de sa mère et qui va le pousser à annuler moultes concerts pour des maux imaginaires, et à avaler de plus en plus de médicaments au point de se détruire la santé.
La carrière
Sa carrière commence en 1947. Les premiers auditeurs sont aussitôt frappés par sa vision contrapuntique des œuvres qui est sa manière d’envisager la musique. Dans le même logique, Gould aura toujours besoin de construire mentalement et avec une précision extrême l’interprétation d’une œuvre avant de la jouer au piano. « Le secret pour jouer du piano, affirmait-il, réside partiellement dans la manière dont on parvient à se séparer de l’instrument ». Pour lui, l’interprétation est « un acte de composition », la structure est essentielle et la polyphonie est la raison d’être de la musique.
C’est à cette époque qu’il découvre l’enregistrement et qu’il se passionne aussitôt pour les possibilités qu’offre le magnétophone. Il réalise ses premières expériences dans le chalet familial du lac Simcoe où il va rester trois années, se ressourçant auprès de la nature dont il a tant besoin et vivant pleinement la solitude, cette solitude dont il disait : « il est en votre pouvoir de l’acquérir et de votre devoir de la cultiver, car la contemplation est une grâce dont on doit pouvoir jouir à bon escient ».
En 1955, il donne ses premiers concerts à l’étranger : Washington, New-York. Par chance, le directeur de la Columbia Records est dans la salle et, subjugué par ce jeune pianiste, décide de l’enregistrer. Ce sera les Variations Goldberg de Bach (« Bach constitue la raison première pour laquelle je suis devenu musicien. ») qui vont le faire connaître au monde entier. En 1957, une tournée en URSS est un véritable triomphe, tout comme l’année suivante les onze concerts qu’il donne en Israël. En 1960 – il a vingt-huit ans – il quitte le domicile de ses parents et emménage dans un appartement où il fait aussitôt installé un studio d’enregistrement.
Plusieurs de ses concerts sont filmés et Jean-Yves Clément en évoque quelques-uns. Le Concerto en fa mineur de Bach, avec l’orchestre de la CBC de Vancouver, en 1957, « témoigne de cet état de fusion extrême où Gould semble littéralement s’évader hors du monde, sur une planète connue de lui seul, comme en état de lévitation musicale ». Le Concerto n°4 de Beethoven sous la direction de Leonard Bernstein à la tête de l’Orchestre philharmonique de New York, en 1961, « est sans aucun doute l’un des plus lyriques de la discographie, d’une spontanéité expressive miraculeuse ; comprenant un premier mouvement qui est une leçon absolue de phrasé et de tendresse musicale ». En 1963, la dernière partie de la Sonate n°31 op.110 de Beethoven « constitue l’une des versions les plus bouleversantes de cette page si clairement autobiographique du compositeur allemand. Le finale « Adagio ma non troppo », est d’une intériorité et d’une intensité quasi insupportable. […] L’unité entre les deux ariosos et les fugues est miraculeuse ».
Coup de théâtre
Le 10 avril 1964, après être apparu un peu plus de trois cents fois sur scène, Glenn Gould annonce son arrêt définitif des concerts et son intention de se consacrer exclusivement aux enregistrements. Il a trente-deux ans. Cette décision s’inscrit dans la logique de la conception musicale de Glenn Gould, ainsi que le souligne Jean-Yves Clément : « l’enregistrement considéré comme un art à part entière, maîtrisé en tous ses points, permet un accomplissement sans comparaison, loin des compromissions du concert et de la dépendance de son public. » Dans le même temps, il écrit The Prospects of Recording, qui annonce la fin du concert suivi d’une grande émission radiophonique au début de l’année suivante avec Leon Fleisher et le penseur des médias Marshall McLuhan.
S’il n’apparaît plus en public, son activité musicale est intense : il enregistre de nombreux disques, Bach bien-sûr, mais pas seulement car Gould s’est aussi beaucoup intéressé à Wagner, Mendelssohn, Grieg, Sibelius, Brahms, Richard Strauss, Berg, Schoenberg, ainsi qu’à Beethoven dont il a enregistré vingt-trois sonates. Ces enregistrements traduisent son génie de la polyphonie, son art de la structure, une énergie et un engagement stupéfiants et sans faille, et il en ressort, comme le dit si justement Jean-Yves Clément, une « sensation de maîtrise absolue surnaturelle, quasi chamanique ».
Il continue également de réaliser un grand nombre d’émissions pour la radio qu’il conçoit comme une création artistique en tant que telle et dans lesquelles s’exprimeront son amour de la musique, son admiration pour les artistes du moment (Casals, Stokowski, Menuhin, Rubinstein… mais aussi Barbra Streisand ou Petula Clark), son intelligence exceptionnelle, son sens des trouvailles radiophoniques, son humour inimitable.
En 1972, Bruno Monsaingeon l’approche et commence à réaliser avec lui des films qui sont pour nous aujourd’hui des archives précieuses pour comprendre la personnalité de Gould.
La fin
A la fin des années 70, il prévoit de mettre un terme à son activité de pianiste pour se consacrer à la direction d’orchestre pendant quelques années puis à la composition et à l’écriture. Mais il n’en aura pas le temps.
En 1981, il réenregistre les Variations Goldberg de Bach. La comparaison avec l’enregistrement de 1953 est éloquent : « le poids de la vie, analyse Jean-Yves Clément, a remplacé « les ailes du vent », la maturité une certaine superficialité et un hédonisme virtuose qui se grise lui-même. […] L’attention donné au thème, l’Aria, devenue en 1981 une œuvre en soi, est symptomatique de l’évolution considérable de Gould ».
A l’été de 1982, il enregistre, en tant que chef d’orchestre, Siegried-Idyll de Wagner dans une version pour treize instruments. Quelques semaines après les dernières prises et quelques jours après son cinquantième anniversaire, il est victime d’un accident vasculaire cérébral. Il meurt le 4 octobre à 11h du matin.
Frédéric Boucher, pour Au bonheur du piano, 10 novembre 2017
Jean-Yves Clément, Glenn Gould ou le Piano de l’esprit, Actes Sud Classica, 2016
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