Enregistrer l’intégrale de l’œuvre pour piano de Schumann, non en studio, mais en direct, était un défi audacieux qu’a relevé Dana Ciocarlie d’une manière éblouissante.
Il faut dire que Dana Ciocarlie (prononcez « Ciocarlié ») n’est pas la première pianiste venue ! Originaire de Roumanie, elle est baignée dès son plus jeune âge dans un environnement littéraire très riche, formée par deux professeurs remarquables, eux-mêmes disciples de la célèbre Florica Musicescu qui avait eu entre autres comme élèves Dinu Lipatti et Radu Lupu. Dana Ciocarlie aborde le piano dans un esprit autre que la simple obsession de la performance digitale. Le travail du son et donc de l’utilisation réfléchie des bras, des poignets et des doigts, la place de la musique dans le large contexte d’ouverture à la littérature et aux autres arts, la recherche de la vérité dans l’interprétation ont été primordiaux, mais non au détriment naturellement de l’entraînement purement technique. Ses études dans la Roumanie fermée de Ceaucescu ont eu l’avantage de la maintenir jusqu’à la fin de son adolescence dans un cocon plus culturel que mercantile – un des rares points positifs des dictatures communistes d’Europe centrale – et de lui épargner la course aux concours internationaux qui, pour les trop jeunes artistes, risque de les assujettir à des objectifs compétitifs néfastes à leur évolution personnelle et musicale.
Arrivée à Paris à l’âge de 24 ans, c’est d’abord à l’Ecole Normale de Musique de Paris qu’elle se perfectionne, entrant alors avec ferveur dans l’univers exceptionnel des disciples d’Alfred Cortot où, là encore, littérature et imagination jouent un rôle essentiel dans la construction des interprétations. Elle est admise dans la classe de Victoria Melki, ancienne élève de Geza Anda et d’Alfred Cortot, avec qui elle va nouer une relation musicale et humaine exceptionnelle. Et tout comme Lipatti avait très à cœur de soumettre à son maître Cortot les nouvelles pièces qu’il ajoutait à son répertoire, Dana Ciocarlie est toujours restée depuis lors à l’écoute des commentaires éclairés de Victoria Melki à qui donc cette intégrale Schumann doit beaucoup. Puis admise au Conservatoire National Supérieur de Paris, Dana Ciocarlie étudie avec Dominique Merlet (à qui Philippe Cassard rendra bientôt sur France-Musique un hommage vibrant et légitime) puis avec Georges Pludermacher. Elle découvre alors la musique contemporaine avant que sa collaboration avec Horatio Radulescu quelques années plus tard la propulse comme une interprète privilégiée des compositeurs de sa génération. Enfin lors d’un stage, qu’elle préfère appeler « retraite », autour de Schubert avec Christian Zacharias elle mène avec cet immense artiste un travail exaltant de recherches et d’expériences.
Schumann ! Découvert à quinze ans avec les Etudes symphoniques, Schumann ne pouvait que fasciner Dana Ciocarlie, comme il fascine tous les artistes épris de littérature et particulièrement de littérature romantique allemande. Son engagement dans la musique contemporaine qui l’a tant aidée à repenser les œuvres pour elles-mêmes sans la contrainte paralysante des traditions lui a donné le goût et les moyens de renouveler les approches de l’interprétation en nourrissant son désir d’expérimentations et en stimulant une imagination déjà libérée par les différents enseignements reçus aussi bien à Bucarest qu’à Paris. L’art de la très complexe et très novatrice polyphonie rythmique de Schumann ne pouvait qu’enivrer Dana Ciocarlie dont l’étude approfondie sur la vie rythmique effectuée sous la direction de Georges Pludermacher avait, au temps de ses études au CNSM, ouvert des horizons nouveaux. Sans oublier la quarantaine d’émissions radiophoniques sur France Musique entre 2002 et 2014 où, avec Jean-Pierre Derrien, elle a pénétré plus encore dans l’intimité du génie de Schumann.
Ainsi, cette intégrale Schumann publiée par La Dolce Volta, « Choc » du magazine Classica, fera date ! Enregistrée au cours de seize récitals donnés dans la magnifique salle rénovée de l’Ambassade de Roumanie, elle a bénéficié des talents admirables de l’ingénieur du son François Eckert. Quatre années et demi, avec des journées de douze heures de piano dans le mois précédant les concerts, auront été nécessaires pour venir au terme d’un tel projet. Mais si l’auditeur perçoit aussitôt l’osmose viscérale entre le compositeur et son interprète, nul ne sent la peine dans ces treize CDs ! Riche de cette formation multiple où elle a su intégrer tous les moyens nécessaires pour traduire cette œuvre prodigieuse et à nulle autre pareille, habitée par cette musique où des pages à l’énergie volcanique côtoient brutalement des moments de profonde intériorité, où l’obsession rythmique se marie avec un univers poétique particulièrement inspiré, Dana Ciocarlie est bien une « vraie schumanienne » comme le lui avait prédit il y a plus de vingt ans André Boucourechliev.
Frédéric Boucher, pour Au bonheur du piano, 29 septembre 2017
A noter que le 21 octobre prochain Dana Ciocarlie jouera au théâtre des Champs-Elysées à Paris le Carnaval op.9, les Scènes d’enfants et le Concerto avec l’Orchestre Colonne dirigé par Frédéric Chaslin.
Retrouvez également Dana Ciocarlie dans les « Grands Entretiens » de France Musique avec Judith Chaîne
Pingback: Tout Schumann par Dana Ciocarlie, un événement exceptionnel | Frédéric Boucher